
La nouvelle ministre du Patrimoine canadien et des Langues officielles, Shelly Glover, maintient que la nomination de juges bilingues à la Cour suprême du Canada n’est pas essentielle, même si elle est souhaitable.
Interrogée sur cette question à la radio de Radio-Canada jeudi matin, Mme Glover, qui avait voté contre le projet de loi sur le bilinguisme à la Cour suprême en 2009, a réitéré sa position. Elle explique que l’obligation de trouver des juges bilingues ne permettrait pas de recruter les meilleurs candidats.
[…] « Quand on regarde le bassin des juges qui sont qualifiés dans les domaines nécessaires pour devenir juge de la Cour suprême, c’est un bassin qui est pas mal petit déjà. » — Shelly Glover, ministre du Patrimoine canadien et des langues officielles / Radio-Canada via Huff Post, 18 juillet 2013
Des commentateurs ont commenté sur le Huff Post, bien sûr:
- Les seul unilingue compétant sont anglophone!!! Quel hasard. Y a t`il déjà eu un unilingue franco. à la cour suprême??? J`aimerais que l`on m`éclaire la dessus…. – Rossign
- Si un juge n’est pas assez intelligent pour parler plus qu’une langue, pourquoi devrait’il être juge.Le colonialisme dans toute sa splendeur – mouche à feu
- Maintenant, le point que la ministre fait est clair; que le meilleur juge disponible obtienne le poste, c’est tout. Asser logique dans un pays de lois. Allez, bashez moi maintenant avec vos vieilles rancoeurs de 400 ans…je me souviens, je me souviens d’être né pour un petit pain!! – Canadian Pat
- Le problème des juges de la Cour suprême n’est pas tant qu’ils ne comprennent pas nos us et coutumes, nos traditions, et nos lois dans leur langue originale, mais bien qu’ils aient un mot à dire – et le dernier mot! – sur tout cela!!! – Wictor
Mon opinion à moi, qui suis pourtant souverainiste (et juriste depuis encore plus longtemps!), rejoint celle de madame la ministre. Ça n’est pas la première fois que je m’en confesse; cette fois, je vais m’en expliquer.
La règle 3+3+3=9
La Cour Suprême ne date pas d’hier. De tout temps, elle a été formée de trois juges du Québec, trois juges Ontariens et trois juges venus d’ailleurs.
Ce « Ailleurs » a évidemment beaucoup évolué depuis les premiers balbutiements de la Cour en 1875. À l’époque, c’était le BC, un mini Manitoba, et les trois provinces de l’Est (L’Alberta et la Saskatchewan ont joint la Confédération en 1905 et Newfoundland, en 1949).
La lecture des jugements rendus par la Cour Suprême à l’époque jurassique, c’est le supplice qu’on impose aux étudiants en droit. À l’époque, quand le litige opposait des Rest of Canadians, les juges québécois Henri E. Taschereau (1878-1906), Louis-Philippe Brodeur (1911-1923) ou Pierre-Basile Mignault (1918-1929)(1) ou Thibaudeau Rinfret (1924-54) – pour ne nommer que ceux-là , rendaient leurs décisions en anglais… et il n’en existait même pas de version française; par contre, leurs collègues anglophones rendaient leur décision en anglais – sans qu’il n’existe évidemment une version française officielle – même quand le litige opposait des pure-laine unilingues.
Il y a quand même eu du progrès, non? 😉
Cela dit, l’Ontario (Louise Arbour, 1999-2004; Louise Charron, 2004-2011) et le New-Brunswick (Gérard La Forest, 1985-97; Michel Bastarache, 1997-2008) ont fourni à la Cour Suprême des francophones, alors que le Québec y déléguait quelques anglos (Charles Fitzpatrick, 1906-1918; Douglas C. Abbott, 1954-73; Morris Fish, 2003-2013) (2). Si bien qu’au début des années 2000 et jusqu’au remplacement du juge Gonthier par le juge Fish, la Cour Suprême a compté 5 francophones et 4 anglos.
Bof! Tous les juges francophones sont bilingues, isn’t it?
Parmi ces commentaires extraits du Huff Post, il y a celui de Wictor, qui se plaignait notamment du fait que ce soit des étranges – ignorants de nos us et coutumes – qui ont le dernier mot sur des litiges qui impliquent des pure laine.
Quelques précisions s’imposent.
Jusqu’en 1949, la Cour suprême n’était pas si suprême que ça; il était alors possible d’en appeler d’une décision de la Cour Suprême devant le Comité judiciaire du Conseil Privé de sa Gracieuse Majesté, à Londres. Techniquement, donc, devant le Roi lui-même (!), alors assisté de (généralement) cinq conseillers en loi. Point n’est besoin de préciser que la connaissance du français n’était pas exigée de ces Lords anglais qui siégeaient également en appel des décisions provenant de tout le Commonwealth. Dont l’Inde, Hong kong, la Malaisie, le Sri Lanka (Ceylan), toutes contrées où l’usage de l’Anglais pratiqué par les Lords était relativement peu répandu.
Et puis, le juge n’a pas besoin de connaître nos us et coutumes. Ni les us et coutumes d’un inuit accusé de meurtre. Non pas que ce ne soit pas important dans la détermination du degré de culpabilité ou dans l’évaluation de la peine la plus appropriée, bien au contraire. Sauf que, en droit, à part les trucs qui sont de commune renommée (genre: l’eau gèle à 0 Celsius, 2=5=7, etc), on ne permet pas à un juge de prendre en compte son bagage de connaissances personnelles; il ne doit tenir compte que de ce qui a été mis en preuve. Incluant les us et coutumes…
La représentation territoriale… et par domaines d’expertise
Huit provinces – et les territoires – doivent se partager, en rotation, les trois juges qui ne doivent venir ni de l’Ontario ni du Québec. Pour le Québec et l’Ontario, c’est plus simple: un juge du Québec doit être remplacé par un juge du Québec.
Il pourrait arriver que le meilleur juriste disponible soit un Néo-Brunswickois de Moncton, parfaitement bilingue et spécialiste du droit constitutionnel. Mais, non, il n’a aucune chance… surtout si la Cour compte déjà un ou deux spécialistes du droit constitutionnel. C’est que le Nouveau-Brunswick a déjà délégué à la Cour aussi bien le juge La Forest que son successeur, le juge Bastarache. Pire encore, deux Acadiens, qui ont occupé le poste pendant près d’un quart de siècle sans interruption. Comme le Nouveau-Brunswick est 6 ou 7 fois moins peuplé que le BC ou l’Alberta, les chances d’un juriste de cette province d’accéder à la Cour Suprême dans le prochain quart de siècle sont plutôt minces.
Disons que – par hypothèse – c’est le tour de la Saskatchewan. Disons aussi que, par hypothèse, la Cour se trouve dépourvue de spécialistes en droit de l’environnement. Pas sûr, moi, qu’on pourra trouver un candidat bilingue à Saskatoon qui, en plus, aura enseigné en droit de l’environnement ou pratiqué dans ce domaine.
Quand la ministre Shelly Glover fait allusion à l’étroitesse du bassin des candidats, c’est ça qu’elle a en tête. Enfin, je présume que les jurisconsultes du gouvernement l’ont briefée en ce sens avant qu’elle ne s’ouvre la trappe.
Il est plus facile d’apprendre suffisamment la langue seconde que de devenir une sommité dans un domaine particulier du droit. Et, bien sûr, plus facile d’apprendre la langue seconde que de déguiser un Ontarien en Albertain – Stephen Harper étant l’exception qui confirme la règle! 😉
Le souverainiste que je suis se désole de la présence de deux juges unilingues à la Cour Suprême. Je conviens qu’il pouvait être relativement difficile de dénicher un bilinguouale au Manitoba; bien sûr qu’il s’en trouve plusieurs, mais pas nécessairement avec le profil recherché, et pas nécessairement chez les avocats d’allégeance conservatrice. Ça nous a donné Rothstein en 2006, mais il va quitter en 2015.
La nomination de l’Ontarien Moldaver en 2011 – l’autre unilingouale – m’agace davantage; après tout, l’Ontario compte autant d’avocats qui maîtrisent le français que le Manitoba ne compte d’avocats! C’est un criminaliste accompli, dont la nomination en 2011 visait à combler le poste laissé vacant par le départ de la franco-ontarienne Louise Charron, elle-même une criminaliste issue de la « Couronne« .
Remplacer une francophone ontarienne par un ontarien unilingue, désolé, mais c’était là faire preuve de mépris à l’égard des francophones a mare usque ad mare. D’autant plus que des criminalistes de haut niveau qui sont par ailleurs bilingues, il n’en manque pas en Ontario. Que Moldaver puisse les dépasser d’un quart de pouce en matière de compétence, c’est possible, mais ça n’a pas d’importance; c’eut été toute autre chose si les autres candidats potentiels n’avaient présenté que 60% des qualités de Moldaver, mais ce n’est pas le cas!
Que les juges Moldaver et Rothstein – les deux unilinguales de la Cour – soient de confession juive, je m’en crisse et ça n’a rien à voir avec la colère qui monte en moi. Par contre, politiquement, au Québec, ça pourrait poser problème et Harper aurait pu essayer d’y penser. Voilà.
Glover et le sens de l’éthique
Son opinion sur le bilinguisme des juges se tient – à la rigueur. J’ose toutefois espérer qu,elle ne sera pas le reflet de ce que la madame pense du bilinguizime en général. Après tout, elle est ministre du patrimoine et des langues zofficielles.
Mais peut-être est-ce de son sens de l’éthique qu’il faudrait se préoccuper. Pour une ancienne policière, heu… La nouvelle date d’un mois déjà mais à l’époque, la madame n’était pas ministre et c’était passé sous le radar:
La députée manitobaine Conservatrice Shelly Glover a changé d’avis et a décidé de déposer une nouvelle demande de remboursement auprès d’Élections Canada pour la campagne électorale de 2011.
Le Président de la Chambre, Andrew Scheer, a rendu publique mardi [NDLR: 18 juin 2013] la décision de la députée de Saint-Boniface, en même temps qu’il référait à un Comité la délicate question de la suspension éventuelle de Glover du député conservateur de Selkirk-Interlake, James Bezan, en raison des allégations de dépenses électorales douteuses qui pèsent contre eux. – Global News, 19 juin 2013 [traduction par l’auteur]
Nice shot, de la part d’un Premier Ministre déjà aux prises avec des éclosions de manquements à l’éthique chez ses ministres.
Bref, plus ça change, et plus c’est pareil!
Bonne sumine!
___________
[1] Mignault a laissé à la communauté juridique un immense traité de droit civil; je me dois ici de souligner que non seulement son petit-fils a-t-il pratiqué le droit à Rouyn (qui n’était pas encore Rouyn-Noranda) mais que ce Mignault-là et moi avons partagé à deux décennies d’intervalle les mêmes meubles et les mêmes secrétaires – enfin, quelques unes!
[2] le juge Fish aura 75 ans le 16 novembre 2013; c’est l’âge de la retraite obligatoire. Un autre membre québécois de la Cour Suprême, Louis Lebel, en sera évacué pour raison d’âge avant la fin du mandat du présent gouvernement, lui qui célébrera son 75e le 30 novembre 2014. Les trois juges québécois seront alors des loyaux Conservateurs, l’autre étant le fils me Claude Wagner, M. Law and Order…