Jean Giono lui avait donné la vie – une vie littéraire, s’entend. Frédéric Back avait traduit dans une série d’images sublimes les mots de Giono. Et la voix alanguie qui racontait Elzéard Bouffier – l’homme qui plantait des arbres dans la garrigue de Manosque, c’était celle de Philippe Noiret. Une voix inoubliable, bien sûr. Comme les mots de Giono. Comme les images de Back.
Frédéric Back est tombé en cette veille de Noël, emporté parle vent… et par le poids, sans doute, de ses 89 ans.
La poésie de l’homme qui plantait des arbres, et le message puissant qu’adressait Giono aux futurs locataires de cette planète, on les retrouve sur le site In libro veritas.
De Manosque en Guevara
J’étais adolescent quand j’ai découvert l’oeuvre de Jean Giono; mon prof de littérature française chez les Clercs de St-Viateur était venu de France pour transmettre sa passion, dont je ne sais plus trop si elle s’articulait autour de Che Guevara ou de Jean Giono. André Durant (à moins que ce soit Durand?) était un coopérant français. Un baveux. Un fendant. Et qui plus est, un sale communiste!
Lui et moi étions à couteaux tirés. Sur une base permanente; son paradis cubain, il pouvait se le fourrer dans le cul, foi de ce petit-bourgeois dont j’avais dû revêtir les hardes pour sauver ma peau! Les petits-bourgeois, c’était pas vraiment moi, c’était mes condisciples indisciplinés, fils de juges, fils de médecins et peut-être même fils de curés! Moi, j’étais fils d’iconoclaste; en principe j’aurais dû manger à d’autres râteliers, mais bon…
Dans le groupe de Durant/d, le deuxième plusse meilleur avait peine à maintenir sa moyenne au dessus du seuil critique de l’irrespectabilité, établi à 60%. Le premier plusse meilleur, lui, ployait sous les quolibets et les insultes de tous ces fils de notables; il avait terminé l’année avec une ronflante moyenne de 92… avant les ajustements exigés par la direction.
Ce LUI là, c’était moi.
Et plus la fraternité des recalés de DéDé Durant/d s’inventait des histoires autour de ce prétendu chou-chou – des histoires destinées à occulter leur état de dormance intellectuelle, et plus le jeune littérateur s’efforçait de faire chier ce maudit Franssa fendant.
La technique était infaillible; il chuffisait de chercher des poux au régime cubain pour que le visage du précepteur vire au pourpre, tous poils dressés, et que son discours s’enflamme! Mais il n’y avait rien à faire, la notation de mes travaux scolaires n’en a jamais souffri. Zut, zut et re-zut!
La guerre des bouquins
C’est alors que la guerre a éclaté. La guerre des bouquins. Une guerre oubliée…
Cet infâme castro-guevariste avait tendu un piège fumant aux 25 étudiants de son groupe; il nous accordait quelques semaines pour lire et faire la critique de l’un des 26 chefs d’oeuvre de la littérature gauloise post-rabelaisienne dont il avait dressé la liste et qu’il avait réservés pour nous à la bibliothèque du Collège.
La suite romanesque Les Thibaut, de Roger Martin du Gard, en faisait partie. C’était ça, le piège: les Thibault, c’est une longue saga, dont l’auteur a mis une vingtaine d’années à la terminer. Personne n’aurait le temps d’en lire les huit volumes en si peu de temps, et encore moins d’en faire la critique!
Mon statut de premier de classe m’avait valu le premier choix et, d’entrée de jeu, ce diable de marxiste à la noix de coco m’avait proposé Les Thibault.
Je n’avais rien lu de cet auteur, et si je n’aurais su dire si la saga comportait 5, 8 ou 10 volumes, mais je savais – pour l’avoir vue en librairie, que la tâche était impossible. J’ai demandé à Durant/d lequel, parmi les 26 romans, comportait le moins grand nombre de pages. Tu me niaises, là? Je te croyais plus mature, répondit-il.
Je ne niaisais pas; le roman le plus court, je pourrai le lire plusieurs fois et l’annoter, alors que Les Thibault… Soit. Alors ce sera Le chant du monde, de Jean Giono, me fit-il. Mais tu vas devoir bêcher, c’est mon roman préféré, je l’ai lu 7 ou 8 fois et j’en ai fait l’analyse en profondeur.
Tout un défi… Je me suis donc procuré un exemplaire de Le chant du monde en format livre de poche – ça devait coûter 40¢ à l’époque. J’ai lu, annoté, relu, ré-annoté et relu encore.
Le chant du monde s’ouvre sur cet extrait:
La nuit. Le fleuve roulait à coups d’épaule à travers la forêt. Antonio s’avança jusqu’à la pointe de l’île. D’un côté l’eau profonde, souple comme du poil de chat; de l’autre côté, les hennissements du gué. Antonio toucha le chêne; il écouta dans sa main les tremblements de l’arbre.
[…] « Ça va? », demanda Antonio. L’arbre ne s’arrêtait pas de trembler. « Non, dit Antonio, ça n’a pas l’air d’aller. »
Si l’homme plantait des arbres, c’était donc pour ça!
Ai-je besoin de le préciser, j’ai été séduit dès ce premier paragraphe. Et de un, la qualité de mon travail d’analyse s’en est trouvée multipliée. Et de deux, deux ans plus tard, j’avais lu Giono, de A à Z.
Merci, Dédé Durant/d.
J’avais conservé dans mon exemplaire du Chant du monde la notice nécrologique qu’avait publiée Le Devoir en page 17 de son édition du 10 octobre 1970. Un court extrait:
Lors de son retour à l’Académie Goncourt après sa première crise cardiaque, il disait: « Je suis heureux d’avoir retrouvé des confrères et des amis mais je songe toujours à ce grand peuplier qui bruit dans mon jardin devant les fenêtres de mon cabinet de travail« .
L’homme n’était guère différent de l’oeuvre qu’il nous a laissée en héritage.
Joyeux Noël,
Très beau billet paptibi! Une belle façon de rendre hommage à plusieurs personnes à la fois.
Joyeux Noël à papi et ses lecteurs!
Joyeux Noël. 😀