Il ne saurait exister pour un papy de plus grand bonheur que celui d’être tiré par la toute petite main d’une toute petite Zoey: Papi, viens. Aégnié, là. Eh oui, dans la direction vers laquelle pointait le tout petit index de la toute petite Zoey, il y avait bien une toute petite araignée. Pas très jolie, la bestiole, bien sûr. Dégu, fit l’enfant… Je sentais qu’il y avait dans ce dédain plus ou moins senti un peu de la maman!
Zoey apprivoise lentement ce grand-papa, dont elle raconte à sa maman incrédule – quand elles sont seules, cette vie trépidante qu’elle lui a inventée! C’est que ça tourne, dans ce petit cerveau-là!
Papi, gad, foumi. Mousse, oup! Partie, mousse! Quelle langue riche que celle d’une grande fille de 30 mois… La p’tite chinoise sait compter jusqu’à 10 mais elle escamote quelques nombres, pour les retrouver plus tard, dans le désordre; elle rit de ces erreurs volontaires qui semblent d’ailleurs appartenir à son arsenal d’armes de séduction massive.
Assis, papi. Elle m’a fait une place à ses côtés, sur le seuil de la porte. Ouille, c’est un peu bas pour des vieilles jambes dont le ressort est un peu rouillé! Papy s’exécute; aussitôt, la petite demoiselle se relève en riant. Quien toé, Papi. J’t’ai bin eu, semble-t-elle exprimer alors en sautillant autour du vieil homme dont les yeux cherchent désespérément un point d’appui. Bonheur total, malgré les grimaces qui tordent ce visage avec plein de sillons et de poils blancs.
L’enfant éclot; le processus sera long, et il y aura cette maudite adolescence à traverser… Aille! Mais en attendant cette échéance encore lointaine, prends tout ton temps, ma chouette! Et continue de taquiner ton vieux Papy!
Zoey est née un an, jour pour jour, avant les funérailles de cette petite cousine dont la maman aurait célébré le quatrième anniversaire ce 16 juillet, si ce petit angelot avait encore une maman pour lui faire un gâteau et accrocher mille ballons partout dans la maison.
S’il n’existe de plus grand bonheur que ces rires en cascade d’une petite-fille à l’oreille de son grand-papa, il n’existe pas, en revanche, de silence plus lourd à porter que le rire d’un enfant qui s’est tu pour ne jamais plus résonner.
Cinq matins avant que la Grande Faucheuse ne vienne me l’enlever, j’avais dormi dans le lit d’Émy la rose – c’était son surnom; elle avait dormi sur un matelas soufflé, entourée de mille toutous, doudou à la main.
Le matin s’était levé. Avant moi, qui n’avais plus sommeil. Avant Émy, qui elle, avait des fourmis dans les jambes. Avant Mia, sa grande soeur, qu’on ne verrait pas avant quelques heures. Émy s’était approchée doucement, histoire de vérifier si Papy était réveillé; Papy faisait semblant de sortir d’un sommeil profond, tout comme il avait fait semblant de se frotter les yeux et de s’étirer les grandes échasses bien au delà des frontières de ce lit conçu pour des petites jambes.
Chut, Papiiii! Fais dodo enca [« encore »]...
Deux minutes plus tard, pourtant, Émy s’était installée dans les bras de Papy, avec Charlot-le-chat qui, l’été précédent, s’appelait encore Charlotte et passait pour une fille-chat. Full chatte!
Comment pourrai-je oublier cette saga du chat-fille fait chat-gars? Un beau matin, quand le téléphone avait sonné vers 8h20 comme à tous les autres matins, il y avait à l’autre bout une Stéphanie presque hystérique qui hurlait: « P’pa, tu sais pas quoi, Charlotte a deux boules. C’t’un gars! Charlotte heu Charlot, viens jaser avec ton papy! Enweille, viens miauler icitte, ma crisse de belle pute. Heu, mon crisse de gros matou! »
Charlot et l’autre minou (« ma boule« ) ont trouvé de nouvelles mamans. Moi, je n’ai jamais pu trouver une autre Stéphanie. Elle n’existait qu’en un seul exemplaire…
Épilogue
Est-ce qu’elle n’a pas le nez, les yeux, la moue et l’air un peu canaille du p’tit bonhomme en haut-de-forme ci-haut, la petite Princesse qui porte la perruque de Raiponce?
Quand la photo du p’tit bonhomme a été prise, il était à 16 jours de célébrer son quatrième anniversaire. Autant le dire, il avait alors l’âge qu’aurait aujourd’hui cette petite fille dont l’enfance a été interrompue brutalement.
C’est ce p’tit bonhomme qui est devenu, plus de 60 ans plus tard, le papy d’Émy-Rose.