Alors que tous les regards se portaient vers Gordie Howe – dont l’état de santé laisse présager le pire, et alors que son ancien compagnon de trio Gilles Tremblay est lui-même disparu il y a moins d’une semaine, Jean Béliveau entre à son tour au paradis des Légendes du sport. À la façon Béliveau: à pas feutrés et dans la plus grande discrétion.
Jean Béliveau, aura dit de lui Geoff Molson en point de presse, était probablement l’homme de hockey le plus respecté au monde. Et c’est vrai. Béliveau a transcendé son sport, en raison de la finesse de son jeu, de sa gentilhommerie, de son élégance sur patins, du respect qu’il témoignait à l’égard de ses adversaires, de son abnégation… Mais c’est à se demander si il n’aura pas été plus grand encore par l’exemple qu’il donnait hors glace.
Maurice Richard était un grand, réputé pour sa fougue, pour son acharnement et son regard de feu. Il pouvait marquer, même quand un adversaire lui sautait sur le dos pour le ralentir. Mais Jean Béliveau était comme l’antithèse du Rocket. L’un avait la force brute d’un cheval de trait, l’autre pourrait plus facilement être comparé à un pur-sang arabe, fin, allongé et racé.
Enfants, nous étions tous des Maurice-Richard… enfin, presque tous. Adultes, nous nous sommes identifiés à Maurice, au symbole de libération qu’il a représenté. L’émeute dirigée contre Clarence Campbell après la suspension de 1955 en est la démonstration la plus éclatante. Nous étions des Maurice dans nos coeurs mais celui que la tête commandait d’admirer, c’était Jean Béliveau.
Pourquoi cette photo, ci-dessus, où Dickie Moore, Gordie Howe et Jean Béliveau sont réunis devant un lutrin aux couleurs du 100e anniversaire des Canadiens?
Une partie de la réponse se trouve dans les mots « Gordie Howe ».
L’autre partie de la réponse, c’est ma maman à moi tout seul, née le 4 décembre 1909 à Montréal, le jour-même de la fondation des Canadiens de Montréal. Une coïncidente dont je ne suis devenu conscient que le jour où le CH a rendu public le calendrier des festivités reliées à la célébration de son premier centenaire…
La photo qui coiffe ce billet a été prise au Centre Bell le jour même où le CH célébrait ses cent ans au Centre Bell. Le jour même où ma mère aurait eu 100 ans. Ça ne s’oublie pas… Ce billet, j’ai préféré en reporter la publication au 4 décembre. Bonjour, maman.
À chaque fois qu’une idole de mon enfance vient à disparaître, c’est un peu comme si un morceau de moi se détachait. Et cette fois-ci, c’est un immense morceau. Faut dire que le p’tit gars que j’étais avait pu rencontrer ce grand bonhomme, dont il lui avait fait autographier un bâton de hockey miniature – long d’environ 50 cm. Dont il possédait aussi une photo autographiée, qu’avait commandée mon père.
Faut dire que le tit-coune que j’étais avait eu la chance d’assister à plein de matchs au vieux Forum de Montréal, avec son papa; des billets gratos qu’une cousine maternelle pouvait nous obtenir facilement, elle qui tenait alors cuisine près du Forum et que tous les joueurs connaissaient par son prénom.
Au moment où le Colisée perd son locataire principal – les Remparts de Québecor, au profit d’un amphithéâtre qui n’a pas encore de nom, il est bon de rappeler que c’est la perspective de la présence du Gros Bill qui en avait inspiré la reconstruction, après l’incendie qui l’avait détruit. Le premier Coloisée était de taille plus modeste, mais on l’a refait en plus costaud, avec la promesse qu’un Jean Béliveau avec les Citadelles pourrait à lui seul en remplir les gradins.
À sa sortie des rangs junior en 1951, Béliveau a revêtu pendant deux saisons l’uniforme vert des As de Québec, dans la ligue Sénior. Une ligue qui n’avait d’amateur que le nom… Le CH, qui détenait les droits professionnels sur Béliveau, le courtisait en vain; la petite amie du monsieur était une fille de Québec! N’empêche que les As lui versaient un salaire digne – à l’époque – des meilleurs joueurs de la NHL-à-six-clubs…
Le directeur général des Canadiens, Frank J. Selke, s’est finalement impatienté et, en 1953, il a acheté la Ligue de hockey senior du Québec et en a fait une ligue semi-professionnelle, la Ligue de hockey du Québec. Ce changement de statut de la ligue a forcé Béliveau à rejoindre les Canadiens qui possédaient les droits professionnels du joueur. – Wikipédia
À son arrivée avec le Grand Club, à l’automne 1953, Béliveau jouissait d’un contrat « amateur » qui lui garantissait 21000$ par année; il .tait déjà le plus haut salarié du club… loin devant Maurice Richard!
With a naturally long stride and deceptive speed, the stick-handling finesse of a wizard and the solidity and strength to fend off checks, Béliveau was on anyone’s short list of the greatest centers to play in the National Hockey League, and perhaps the greatest before the era that brought Wayne Gretzky and Mario Lemieux.
[…] He was the quintessential team leader, recognized league-wide for his competitiveness and composure and an astonishing range of skills.
[…] In 1998, The Hockey News listed him No. 7 on its list of the 100 greatest players of all time. – Bruce Weber, The NY Times, 3 décembre
Très long, cet article, pour un journal américain dont le hockey n’est pas un sujet de prédilection. Mais c’est Jean Béliveau. Et il n’y en a eu qu’un seul…
Jean Béliveau – à titre de joueur – a trempé ses lèvres 10 fois dans la Coupe Stanley. Une fois de moins que Henri Richard. Mais son nom a été gravé 17 fois sur la Coupe – dont les sept dernières à titre de « vice-président sénior aux affaires sociales, un poste qu’il a occupé dès le jour où il avait annoncé sa retraite. Bref, il aura été associé à 17 des 23 championnats du CH… et, à lui seul, à plus de conquêtes de la Coupe que les Maple Leafs (13) et les Red Wings (11), qui occupent le deuxième et troisième place. Et il aura fait partie de la sainte famille pendant à peine (!) 60 ans.
Du jamais vu, tous sports professionnels confondus.
Et à l’occasion de son cinquantième anniversaire en 1997, The Hockey News s’était donné pour mission de désigner les 50 plus grands joueurs de tous les temps et, pour ce faire, il a fait appel à un jury constitué de directeurs généraux passés et actuels, d’entraîneurs et de joueurs ainsi que de membres reconnus des médias consacrés au hockey. Ce panel d’experts a désigné, dans l’ordre:
- Wayne Gretzky
- Bobby Orr
- Gordie Howe
- Mario Lemieux
- Maurice Richard
- Doug Harvey
- Jean Beliveau
- Bobby Hull
- Terry Sawchuk
- Eddie Shore
- Guy Lafleur
- Mark Messier
- Jacques Plante
- Ray Bourque
- Howie Morenz
- Glenn Hall
- Stan Mikita
- Phil Esposito
- Denis Potvin
- Mike Bossy
Quelques choix douteux, comme celui d’Eric Lindros au 54e rang. Évidemment, il n’est pas facile de comparer entre eux des joueurs qui ont joué à différentes époques, avec des méthodes d’entraînement fort différentes et à des positions diverses. Et puis, meilleurs sont les coéquipiers, meilleure apparaît la vedette.
Reste que… je suis d’accord avec les deux premiers choix; Gretsky avait une telle vision du jeu, et un tel instinct qu’il aurait pu faire d’un peewee un marqueur redoutable. Bobby Orr a révolutionné la fonction des défenseurs… mais Doug Harvey avait ouvert la porte. Gordie Howe? Des stats et une longévité inégalée, mais Béliveau – qui a joué à la même époque, lui était supérieur. Béliveau eut-il joué à l’époque de Mario Lemieux qu’il lui aurait été supérieur. Et, à mon avis, il aurait pu être classé devant Maurice.
Jacques Plante – et Patrick Roy (au 22e rang) – étaient supérieurs à Terry Sawchuck. Et Patrick, supérieur à Glenn Hall, qui le précède aussi. Patrick Roy et Jacques Plante ont le mérite d’avoir été des pionniers dans l’art de garder les buts – et à ce chapitre, Patrick Roy (dont je n’ai jamais aimé les traits de personnalité) les devance tous. Et mon paternel, qui a vu jouer Bill Durnan (35e), George Hainsworth (46e), Georges Vézina (75e), Frank Brimsek (67e), Ken Dryden (26e), estimait que le meilleur du lot, c’était Hainsworth. Suivi de Bill Durnan.
Parmi les 100 premiers, un seul Russe, David Sweeney Schriner (qui?), au 91e rang. Schriner est né en Russie en 1911 mais il a grandi à Calgary. Quelques Américains (Chris Chelios #40, Brimsek #67, Brian Leetch #71), sept Européens de naissance (dont Stan Mikita, un slovaque qui a grandi au Canada, #16). Et j’ajouterai deux Abitibiens, Serge Savard #81 et le Rouyn-Norandien Dave Keon, #69, qui a trahi à Toronto.
Dire que le CH est sur-représenté au sein de ce panthéon, ce serait un euphémisme. Outre Richard (Maurice), Harvey, Béliveau, Lafleur, Plante et Morentz dans le top 15, il faut compter Patrick Roy #22, Larry Robinson #26 , Frank Mahovlich #27 (même que c’était le numéro de son dossard!), Henri Richard #30, Dickie Moore #32, Edouard Newsy Lalonde #33, Bill Durnan #35, Joe Malone #39, Chris Chelios #40, Bernard Geoffrion #42 (son conjointe était la fille de Howie Morenz #15), George Hainsworth #46, Aurèle Joliat #65, Toe Blake #66, Elmer Lach #68 (il aura 97 ans en janvier 2015!), Georges Trophée Vézina #75, Tony Esposito #79, Serge Savard #81, Lorne Chabot #84, Bob Gainey #86, le dûr-à-cuire Sprague Cleghorn #88 et le Roadrunner, Yvan Cournoyer #98. Bref, vingt-sept des 100 meilleurs joueurs de tous les temps auront déjà porté les couleurs du CH. Environ le quart ont grandi au Québec, dont quelques anglophones (Joe Malone, Dickie Moore, Toe Blake, Doug Harvey, Sprague Cleghorn, Dave Keon…)
À cela, j’ajouterai que le Montréalais de naissance Nelson Nels Stewart (#51) a joué pour les Maroons de Montréal – l’équipe des Anglos. Clint Benedict #77 a gardé les buts des Maroons.
Faudrait quand même pas être trop chauvins. Un défenseur comme Viacheslav Fetisov, un patineur et manieur de bâton aussi exceptionnel que Valery Kharlamov et un gardien comme Vladislav Tretiak mériteraient sûrement de figurer au palmarès en lieu et place de ce David Sweeney Schriner, mais bon…
Je me souviens d’un médecin qui connaissait Béliveau et qui l’avait comparé à une Roll-Royce avec un moteur de Volkswagen. Dans le sens qu’il avait un défaut cardiaque, je ne sais plus lequel, mais ça l’avait limité en quelque sorte dans ses performances sportives. Je ne sais pas de quelle façon, probablement qu’il avait moins de souffle qu’un autre, qu’il écourtait ses présences peut-être. Est-ce que ça vous dit quelque chose Papi?
Pour la suite, je vais me contenter de copier le commentaire que j’ai écrit sur le blogue de Mathias Brunet.
C’est assez impressionnant de lire tous les témoignages sur Jean Béliveau. Je me dis qu’il y a un peu d’enflures journalistiques, mais c’est plus que ça.
Il y a le nombre, la qualité, l’émotion dans tous ces témoignages qui décrivent tous un joueur et une personne d’une qualité exceptionnelle. C’est à se demander si l’on était bien conscient de la valeur du personnage, pour ceux qui ne l’ont pas côtoyé de près du moins.
Ça me met presque mal à l’aise pour la famille de Gordie Howe qui est à la veille d’y passer lui aussi. L’émotion suscitée ne sera pas la même malgré l’importance de Howe dans l’histoire de la ligue.
Je retiens la réaction de Serge Savard quand il a donné une entrevue téléphonique mercredi, je crois que c’était au 5 à 7 de RDS. Il a fini son entrevue la voix brisée, en sanglot. De la part d’un homme solide comme Savard, je ne m’y attendais pas. Et en même temps ce fut le témoignage le plus révélateur de ce que représentait Jean Béliveau pour tous ceux qui l’ont connu.
Et la soirée hommage qui sera tenue au Centre Bell devrait valoir la peine d’être vue. Ce sera au retour de l’équipe mardi j’imagine. Espérons que les joueurs seront en mesure d’offrir une meilleure performance qu’hier contre Minnesota.
@ Spritzer
Et le plus brisé de tous les brisés, si je fais exception de la famille, c’est sûrement le Roadrunner #12, qui vient de perdre en moins d’une semaine ses deux compagnons de trio – Gilles Tremblay et Jean Béliveau. D’ailleurs, il était trop étreint par l’émotion pour être capable de témoigner des qualités humaines de son ancien capitaine…