
Mise en contexte
J’ai déjà affirmé publiquement, et ce, à plusieurs reprises, pourquoi à titre de membre du tribunal administratif X j’aurais été réticent (quel pâle euphémisme) à entendre le témoignage d’une femme portant le voile intégral.
J’avais expliqué qu’il n’est pas facile de jauger la crédibilité d’un témoin dont il est impossible de voir l’expression du visage, tels notamment la surprise, l’indignation ou la terreur. Un « juge » – l’expression est utilisée ici dans son sens large – peut difficilement apprécier la crédibilité d’un témoin qui témoigne en mode « conférence téléphonique » ou qui témoigne derrière un voile intégral. La Cour suprême confirme que cette réticence n’a rien d’un caprice, ni ne tient encore moins d’un sentiment islamophobe; c’est tout simplement une question d’administration de la preuve. Mais… si la Cour réaffirme ce principe, elle n’en brasse pas moins la cage des tribunaux inférieurs et précise leur obligation de soupeser (et donc d’expliquer dans le cadre de leur décision écrite!) les avantages et les inconvénients de leur refus – ou de leur acceptation – sur l’administration de la justice qu’ils sont chargés de rendre.
Comme le rappelle la Cour suprême, les juges des tribunaux d’appel n’entendent ni ne voient les témoignages; ils n’en lisent que la transcription, ce qui ne leur permet pas d’en évaluer la crédibilité avec tous les outils dont dispose le juge qui préside le procès. C’est d’ailleurs pourquoi les tribunaux d’appel refusent systématiquement de substituer leur opinion sur les faits de la cause à l’opinion du juge de première instance, qui lui, a pu voir et entendre, mesurer les hésitations des témoins, leur comportement, et, le cas échéant, leur regard fuyant ou les gestes de nervosité qui peuvent souvent trahir le mensonge.
Il en est ainsi partout où il existe un système judiciaire digne de ce nom. Voyons plutôt ce qu’en a dit la Cour suprême du Canada ce 20 décembre:
[23] Au cours des dernières années, le législateur et la Cour [ndlr: la Cour Suprême] ont confirmé la présomption de common law selon laquelle l’accusé, le juge et le jury devraient être en mesure de voir le visage du témoin lors de son témoignage. […] Le Code criminel prévoit expressément que, avant d’autoriser un témoin à déposer à l’aide d’un dispositif de retransmission de la voix [lire ici: conférence téléphonique], le juge tient compte du « risque d’effet préjudiciable à une partie en raison de l’impossibilité de le voir » : al. 714.3d) et 714.4b). Cela aussi donne à penser que le défaut de voir le visage du témoin lors de son témoignage peut limiter l’équité du procès.
[24] … La communication non verbale peut donner au contre‑interrogateur de précieux indices susceptibles de révéler l’incertitude ou la tromperie, et l’aider à découvrir la vérité.
[25] Le fait que la personne témoigne à visage voilé peut également empêcher le juge des faits, qu’il s’agisse du juge ou du jury, d’apprécier la crédibilité du témoin. Selon un principe bien établi du contrôle en appel, il convient de faire montre de déférence envers le juge des faits pour ce qui est des questions de crédibilité en raison de l’« énorme avantage » qu’ont les juges (et les jurés) de voir et d’entendre les témoins au procès — un avantage que la transcription des témoignages ne peut pas offrir: [jurisprudence omise]. On affirme que cet avantage découle de la possibilité d’évaluer le comportement du témoin, c’est‑à‑dire de voir la façon dont il témoigne et réagit au contre‑interrogatoire.
[26] … un juge de la Nouvelle‑Zélande appelé à décider si les témoins pouvaient déposer en portant des burkas a fait remarquer ce qui suit :
[traduction] il existe des cas [. . .] où le comportement du témoin change radicalement au cours de sa déposition. Le regard qui dit « j’espérais ne pas avoir à répondre à cette question », parfois même un regard de pure haine porté sur l’avocat par un témoin qui a manifestement l’impression d’être pris au piège, peuvent être expressifs. Cela vaut également pour les changements brusques dans l’élocution, l’expression du visage ou le langage corporel. Lire la suite